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p. 7 à 12


La confession ne portait aucune signature. La page jaunie à moitié déchirée, couverte d’une écriture serrée et irrégulière, était là, devant mes yeux. Je la parcourus. Il ne me vint pas tout de suite à l’esprit que j’en connaissais déjà chaque ligne. Ce matin, les déménageurs avaient emporté les dernières archives laissées dans les sous-sols du bâtiment qui avait été le cœur de ma vie professionnelle. À présent, j’en avais enfin terminé avec la justice.

La page détachée, échappée d’un dossier détruit depuis longtemps, avait dû s’égarer dans un coin poussiéreux de la cave. Je la pliai et la glissai dans ma poche. Des sentiments confus m’agitaient. Vingt-sept ans avaient passé depuis la fin du procès. Tout ce que je croyais avoir enterré au fond de ma mémoire me revint brutalement : cet homme simple et désespéré, l’amour impossible qui l’avait poussé à accomplir son acte… Je me rappelais son visage creusé par les nuits sans sommeil, ses mains calleuses d’ouvrier, son regard fixe, absent de sentiment, ses rares paroles, ses silences. Je me rappelais sa voix, sa façon particulière de prononcer mon nom, « Salieri ». Aurais-je pu le défendre avec plus d’efficacité ? Aurais-je dû plaider la démence ? L’irresponsabilité ? Était-il vraiment coupable ? La victime ne désirait-elle pas en finir quoi qu’il en soit ? Personne ne saurait jamais ce qui s’était passé cette nuit-là au lac de Sala. J’avais accompli mon devoir d’avocat du mieux que j’avais pu, en âme et conscience. Pendant ma longue carrière, les livres m’avaient enseigné qu’il ne faut laisser aucune place aux tergiversations. J’y avais aussi appris que le fait de donner la mort à une personne qui y consent, ou qui même demande formellement qu’on la tue, n’en reste pas moins un meurtre ou un assassinat.

 

Quand je l’ai vue pour la première fois, elle était morte. On venait de retirer son corps du lac. Son visage était bleu et gonflé. Je roulais à vélo sur la via Tradimonti, près du lac de Sala, ma sacoche pleine de lettres. Elle était couchée sur une civière, et deux hommes la portaient que je ne connaissais pas. Elle avait une robe rouge à longues manches. Ses cheveux blonds pendaient d’un côté. Un de ses bras aussi, la main ouverte. Les jambes étaient nues, la peau très blanche. Elle ne portait pas de chaussures. Je me suis arrêté, j’ai regardé. Jamais je n’avais vu de noyé, sinon un chien ou un rat. Les hommes ont poussé la civière dans l’ambulance. Leurs gestes étaient précis, efficaces. Je ne leur ai rien demandé. J’ai regardé l’ambulance qui s’en allait, silencieuse. Puis elle a disparu derrière le Monte Geraldo, cette colline où est enterré Geraldo. Mais sa mort, c’est une autre histoire, qui serait trop longue à raconter.

 

 

 

ELIZAN

 

Je suis facteur. J’ai fait des études, j’ai lu dans les livres et je sais calculer. Je lis tellement, maintenant encore, que j’en oublie parfois de manger ou de dormir. J’ai cinquante ans mais je ne pense pas à la retraite. Mon travail, c’est mon bonheur. Il est dur le métier de facteur, ici, parce qu’on fait toute la tournée à bicyclette et qu’à certains endroits, ça grimpe beaucoup. Pourtant je ne voudrais pour rien au monde travailler dans une ville comme Catania ou Messina. On dit que l’air n’y est pas transparent comme chez nous, mais gris à cause des voitures. Tout y est gris, les gens sont gris, ils courent vers leurs bureaux le matin et, quand ils rentrent chez eux, ils ne savent même plus qui ils sont. La ville, ce n’est pas pour moi. Les pays tristes et pluvieux non plus. On y devient fou, ou méchant, et on fabrique des histoires terribles comme on en lit dans les journaux. Je pense à ce type, et justement c’était un Belge – mais vous comprendrez bientôt pourquoi je dis « justement » –, à ce type qui, il y a quelques années, avait enfermé des gamines dans une cave pour les violer, les vendre. Elles ont fini par mourir de faim. Ça, je ne l’ai pas inventé, c’était écrit dans le journal, et on a même vu des images du trou à rats où les petites avaient vécu, et aussi une photo de l’assassin, et ils en ont parlé à la télévision du café d’Imposata.

Le métier de facteur est fatigant, croyez-moi. Le pays est plein de collines et de montagnes, de torrents, de rivières et de lacs. Le lac de Sala, par exemple – celui dans lequel la fille s’est noyée.

Elle, je ne peux pas vraiment en parler. Je ne la connais pas. Je ne l’ai vue que morte, bouffie, enlaidie par toute l’eau qui était entrée dans son corps pendant plusieurs jours. Sur la civière, je l’ai imaginée quand elle était vivante, jolie, belle même. Et puis, à la façon dont lui me l’avait décrite, elle ne pouvait pas être laide. Lui, c’est le Belge. Celui qu’on a enfermé pour toujours après la mort de la fille, quand mon frère Elizan a été relâché.

 

Le Belge est arrivé chez nous il y a cinq ou six mois. En tout cas bien après la semaine sainte et les fêtes du village. On l’a regardé drôlement au début, mais on a fini par s’y habituer. Ainsi vont les choses. Ce n’était pas un mauvais gars, simplement un original qui voulait qu’on lui fiche la paix. Si on avait pu l’oublier, il aurait été heureux. Il y a des gens comme ça. Mon frère et moi, on ne pourrait pas vivre de cette façon. On a besoin de parler, d’être écoutés. Pourtant, Elizan, on ne l’écoute pas beaucoup. Les gens pensent que c’est lui, l’idiot, mais parfois je me demande si ce n’est pas moi que la mamma a raté. Elizan, ce n’est pas un prénom de chez nous. Personne ne sait d’où ça vient. À sa naissance, il était minuscule et tout jaune : un vrai Chinois. La mamma a crié en le voyant. Mais le papa l’a aimé tout de suite. Il en a fait son préféré. Moi, je passais après. La vie veut ça. J’ai lu une histoire un peu pareille dans un livre de la bibliothèque de Santa Cognasta, la ville la plus proche, dans la vallée. Parfois, j’en prends un et je le garde jusqu’à ce que je l’ai lu en entier. Si je l’aime. Si le livre est laid et que ses phrases ne me disent rien, j’ai envie de le brûler. À quoi ça sert, un livre qui ne vous prend pas au cœur, qui ne vous parle pas comme le ferait un bon ami ? Mais je ne peux pas brûler le livre, sinon je dois payer l’amende.




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