Souvent, j’ai voulu arracher aux eaux troubles de la mémoire l’image précise de Bill, tel que je l’avais aperçu la toute première fois. Mais, au fil du temps, les dates et les détails se sont effacés et il m’arrive parfois de croire qu’il n’a jamais existé. Aujourd’hui que j’écris ces lignes, Bill est, au même moment, quelque part dans mon passé et quelque part ailleurs, dans une autre vie peut-être.
Il était debout, adossé au mur de la gare de Trésignes, cette gare morte qui ne sert plus qu’à abriter des gens comme lui, comme moi. Depuis longtemps déjà, ses voies n’ont plus été ébranlées par le passage des wagons et ses quais n’ont plus porté les pas des voyageurs. La gare est devenue une mémoire silencieuse, une vieille femme muette dont plus personne ne se préoccupe. À Trésignes, les gens disent la « vieille gare » ou la « gare désaffectée ». Un nouveau bâtiment a été construit dans le centre. La porte de la vieille gare n’est jamais verrouillée ; on entre dans la salle des guichets comme on veut, quand on veut. Paresse municipale, laisser-aller ou, peut-être, manière implicite de permettre aux miséreux de s’y abriter : vagabonds, ivrognes, mendiants, gitans de passage...
Il était debout, appuyé contre le mur de la gare – je veux dire, il est debout, aujourd’hui encore, comme hier, comme les jours précédents. Ses cheveux sont grisonnants et clairsemés. Il a ma taille environ et je ne suis pas petit. Il a l’air costaud. Il porte une veste d’un gris sale usée jusqu’à la trame, un pantalon de survêtement vert, des chaussures de sport, et toujours une écharpe, quel que soit le temps. Sa tête repose sur les briques rouges du mur et son regard est perdu dans le ciel. J’ai envie de suivre ce regard.
Le visage est ridé comme celui de certains Indiens d’Amérique : ridé et écrasé. Les rides sont si nombreuses qu’elles se chevauchent, s’échappent dans toutes les directions, s’entrecroisent dans un labyrinthe aussi serré qu’une toile d’araignée : un désert craquelé, fissuré, lézardé, qui n’aurait plus reçu une goutte d’eau depuis des siècles. On dit souvent que les rides sont l’expression visible des sentiments éprouvés pendant la vie et que chacune a sa propre histoire, un peu comme une rivière ou une rue. Chez ce vieux-là, ce ne sont pas quelques rues qui courent sur son visage mais bien le plan d’une ville qu’on y a imprimé, puis un autre plan, puis encore un autre par-dessus. Bien sûr, il y a les rides ordinaires : autour des lèvres, entre les sourcils, sur le front, aux coins des yeux. Mais ces celles-là sont cachées parmi les autres et on les distingue à peine. Un peu comme dans le bois du Bourdon, à l’entrée de Trésignes : au plus profond, les branches des arbres sont si emmêlées qu’il est presque impossible d’en isoler une. Eh bien, le visage de mon bonhomme, c’est à ça qu’il ressemble.
Je dis mon bonhomme parce que, depuis que je le vois là, toujours au même endroit, avec son grand sac à ses pieds et ses yeux de vieux perdus dans les nuages, il fait un peut partie de ma vie.