Je dormis comme un bœuf et m’éveillai cinq jours plus tard dans une autre contrée. C’était à croire que mes compagnons, conscients de mon état gravissime, avaient jugé préférable de ne point me déranger afin que ce long, profond et bienheureux sommeil réparât les dégâts causés par les décibels dansants, dégâts non pas irrémédiables comme je l’avais craint, mais je ne le sus qu’après. Je m’étais endormi sourd comme un pot et muet comme une carpe, et ouvris les yeux tous pavillons ouverts et atteint d’une inexplicable logorrhée.
Je parlais, je parlais, je parlais et je parlais, sans prendre le temps de respirer. Je racontais les vibrations séismimiques perçues par la boîte de Manuel Condensé, je racontais les indigènes hypnotisés par les décibels dansants, je racontais l’incapacité de Manuel Condensé à maîtriser sa propre création, je racontais comment je l’avais héroïquement sauvé en l’estourbissant, je racontais notre dialogue silencieux, je racontais mes nombreux rêves de ces cinq nuits, je racontais.
Mon bonheur d’avoir retrouvé la parole était si intense que je ne pouvais l’exprimer que par la parole. O parole ! divine parole !!! Léparoléparoléparolé... léparoléparoléparolé... la la la... lalalère...
Et je discourais si bien et avec tant de verve que l’étrangeté de ma situation ne me frappa même pas. Elle aurait dû cependant. Je m’étais assoupi dans cette Maison de troisième catégorie qui nous avait hébergés quelques jours et je me retrouvais présentement dans un lieu totalement inconnu. Je roulais à travers d’interminables couloirs où soufflait un vent glacial. Je dis « je roulais » car, effectivement, j’étais assis dans une sorte de fauteuil à roulettes, pourvu d’un repose-tête et d’accoudoirs rembourrés. Comment était-il propulsé ? Je le sus par déduction en entendant dans mon dos (oui, j’entendais maintenant !) une mélopée typiquement gaganaise. L’Accompagnatrice ! Ma nouvelle Accompagnatrice gaganaise et fière de l’être ! Mam et Onc’ marchaient de chaque côté de mon fauteuil. En me dévissant le chef, j’aperçus à l’arrière Gâlafron et les époux Zbervanoïsky.
Pendant tout ce temps, je ne cessai de parler. Les mots coulaient de ma bouche à une vitesse inimaginable, mais tout cela dans le bon ordre, sans qu’aucun ne chevauche l’autre, sans le moindre dérapage, dans un flot continu et harmonieux qui semblait ne plus vouloir s’arrêter. Cette étonnante logorrhée ne me laissa de répit qu’après qu’on m’eut clos la bouche par les moyens les plus brutaux, c’est-à-dire l’usage du bâillon étouffant, si prisé par les terroristes moldaviens. Etais-je destiné à vivre muselé ? En repensant à mon aventure dans le souterrain guartalopopèque où, là aussi, j’avais été durement réduit à la non-parole, j’étais en droit de me poser la question. Et, comme tu sais, les questions sans réponse sont souvent les plus intéressantes.
Ce sacré bâillon était si serré qu’il me comprimait non seulement l’orifice bucal mais aussi les narines, m’empêchant donc de respirer normalement. J’étais arrivé au paroxysme de la suffocation quand, pour arranger le tout, une terrible crise me terrassa de haut en bas et de bas en haut, de gauche à droite et de droite à gauche, de mon Sud à mon Nord aller-retour, de mon Ouest à mon Est et tutti quanti. Incapable d’expulsionner mes sécrétions bronchitiques, je fus secoué par de violents spasmes et mon fauteuil à roulettes commença à zigzaguer méchamment, échappant à la main ferme de l’Accompagnatrice gaganaise. À gauche, à droite, boum, vlang, et pan dans un mur, et pan dans l’autre, et en avant pour un tour complet ! J’en avais l’esprit tout tirebouchonné et l’estomac sur la langue quand le fauteuil s’immobilisa enfin grâce à Onc’ qui avait entre-temps chaussé ses patins et réussi à rattraper ma course folle.
Il s’empressa de m’ôter le bâillon pour que je puisse cracher mes expectorations et respirer, ce qui est nécessaire à tout être vivant, je l’ai souvent lu dans mes dictionnaires. Je profitai de ma liberté pour demander où nous nous trouvions, mais personne ne me répondit. Je jetai un coup d’œil interrogateur à mes tortionnaires. Mam me souriait gentiment, le comte et la comtesse se tenaient par la main comme deux amoureux. Cependant, tous restaient obstinément silencieux. Seul, Gâlafron ouvrit la bouche comme pour parler et la referma aussitôt sur le regard furieux que lui jetait Onc’. Je vis qu’il avait retrouvé des dimensions plus normales. Il était juste un tout petit peu plus grand qu’Onc’ et sa carrure n’était que deux fois plus large. Nous continuâmes à rouler – ou plutôt moi à rouler et eux à marcher – dans ces longs couloirs silencieux, jusqu’à nous arrêter devant une porte sur laquelle était suspendue une pancarte :
BUREAU DE LA MERE SUPERIEURE
Frappez avant d’entrer
Silence
La mère supérieure ? La mère de qui, de quoi ? Supérieure par rapport à qui, par rapport à quoi ? Frappez avant d’entrer – Silence ??? Etait-il humainement possible de frapper en silence ? Et d’abord de frapper qui, de frapper quoi ? J’étais extrêmement perplexe et le devins encore plus quand, après un toc-toc-toc poli d’Onc’ sur ladite porte (toc-toc-toc qui se voulait silencieux mais ne l’était pas du tout), une voix grave nous ordonna d’entrer, ce que nous fîmes.
La pièce était sombre et exiguë. Derrière un bureau bancal auquel manquaient deux pieds et qui ne tenait en équilibre que par la volonté des divinités, se trouvait une créature d’un âge certain. De sa personne, on n’apercevait que les mains et une partie du visage. Une cagoule blanche lui masquait les poils du crâne, une partie du front, les oreilles et le cou. La créature portait une longue et ample robe à plis lâches. D’un geste onctueux de l’index droit, elle fit asseoir Mam et Onc’ devant elle, sur des chaises-prévues-à-cet-effet. Elle pencha la tête et se mit à chuchoter si bas que je n’entendis pas ce qu’elle disait. Cela me frustra d’autant plus que j’avais maintenant recouvré l’entendure. Comme l’Accompagnatrice avait garé mon fauteuil roulant dans un coin, j’avais la fâcheuse impression d’avoir été mis à l’écart. J’entendais les chuchotements (Onc’ et Mam s’étaient aussi mis à chuchoter, comme gagnés par la contagion) mais je ne pouvais deviner leur signification. Un doute terrifiant m’envahit. Et si j’étais resté sourd ? Si leurs voix n’étaient point des chuchotis ? Si la hauteur de leur timbre était normale ?
Je glapis de rage et ordonnai à Gâlafron de s’approcher des trois chuchotants et de venir me rapporter leurs propos. Il obtempéra sur le champ. Voici son rapport détaillé :
RAPPORT DETAILLE
Il était sans doute trop détaillé pour être compréhensible et je ne le compris absolument pas. J’étais très excité et en colère contre cette créature encagoulée qui s’entretenait ainsi avec Onc’ et Mam en faisant mine d’ignorer ma présence. Je pris un air détaché et, tout en sifflotant, dévisageai la créature voilée et la pièce qui l’entourait. Nez long et pointu, lèvre supérieure surplombée d’une petite moustache tout à fait disgracieuse, absence de pommettes, oeil rond et inexpressif, dos des mains couverts de tachettes brunâtres, table en bois, croix avec homme cloué dessus, courants d’air, indécente nudité des murs.
Nudité ? Nudité ??? Je baissai les yeux et ce que je vis terrorifia. J’étais nu ! Complètement nu ! Nu comme le ver de terre qui court dans l’humus ! Affreusement nu ! Des deux mains en coque, je voulus dissimuler ce qui doit l’être, mais j’eus la surprise de rencontrer une surface parfaitement lisse.
Soudain, la porte vibra d’un léger toc-toc-toc silencieux (presque) et une jeune personne voilée entra dans le BUREAU DE LA MERE SUPERIEURE. Elle s’inclina pour nous saluer, s’avança vers moi, ou plutôt derrière moi, poussa mon fauteuil à roulettes qui, sous son impulsion, sortit de la pièce. Comprends ma honte, mon ami... Nous n’avions même pas été présentés, et déjà cette jeune et charmante personne m’emmenait vers une destinée inconnue, moi, dans le plus simple appareil !