Au pays d’Alice

           

            Au pays d’Alice, il n’y a pas de merveilles, et les lapins blancs n’ont pas le don de la parole.

 

            Au pays d’Alice, il y a des monstres silencieux qui dansent comme des sauvages. Leurs couleurs sont étincelantes. Ils ne viennent pas chaque nuit. Mais la petite fille sait bien que jamais ils ne l’oublient. Elle ouvre grands les yeux et serre les draps dans ses mains crispées. « La nuit, on n’y voit rien, dit sa grande sœur Sandrine,  tu es bête d’avoir peur, tu n’es qu’un bébé ! » Alice ne répond pas. Sandrine se trompe. La nuit, on y voit presque aussi clair qu’en plein jour. Ça dépend des yeux. Et Alice a des yeux qui voient à travers la nuit.

 

            Elle l’a compris très tôt, bien avant de devoir porter les lunettes. Le premier jour des lunettes, maman avait dit : « Ne les oublie pas, garde-les toujours sur ton nez, ne les enlève que pour ta toilette et pendant la nuit bien sûr... » La nuit, avec son cortège de formes étranges, de monstres venus de nulle part qui repartent sans un bruit, sans un soupir, on ne sait où... Alice voudrait les attraper mais elle n’ose pas. Elle reste là, couchée sur le dos, les draps tirés jusqu’au menton, ne bougeant plus, ne respirant plus, une morte. Il ne faut pas que je m’endorme, il ne faut pas que je m’endorme... Dans le lit près du sien, Sandrine grogne dans son sommeil. Mais Alice, elle, n’a pas le droit de dormir. Elle monte la garde comme un vaillant petit soldat, elle compte de cent à zéro, c’est si compliqué que ça tient l’esprit en éveil. Quatre-vingt-neuf, quatre-vingt-huit, quatre-vingts sept... Les monstres ne sont pas encore là. Pourtant, Alice est certaine qu’ils viendront. Peut-être sont-ils déjà en train de la guetter.

 

            Sandrine se retourne, soupire. Alice écoute. La chambre retombe dans le silence. Le silence... C’est ça qu’ils aiment, les monstres. Ils arrivent toujours quand Sandrine est dans le « sommeil lent », pas le « sommeil paradoxal », celui des rêves comme dirait papa qui a lu ces mots dans une revue spécialisée. Il lit beaucoup de revues spécialisées pour le moment. Surtout depuis qu’Alice a dû retourner plusieurs fois chez l’ophtalmologue. Quand maman voit papa le nez plongé dans une revue, elle hausse les épaules et dit : « On doit faire confiance aux médecins, eux ils connaissent leur métier ». Alice se rappelle bien sa première visite chez le spécialiste. Son menton était calé sur un petit bord arrondi, son œil droit fixait une minuscule lumière blanche au fond d’un tunnel noir très long, elle fermait l’œil gauche de toutes ses forces. À la fin, ses yeux piquaient, elle était fatiguée, elle en avait assez. Le médecin lui avait donné un bonbon à la cerise avant qu’elle reparte avec papa en voiture. Papa roulait plus vite que d’habitude, il avait les sourcils froncés, il ne parlait pas, il n’écoutait pas, ses yeux étaient fixés sur la route.

 

            Les monstres ne viennent pas. Alice sent ses paupières se fermer. Je ne dois pas dormir... Elle tend la main vers la table de nuit, tâtonne, trouve ses lunettes, les pose sur son nez. Elle s’efforce de respirer tout doucement. Les monstres croiront peut-être qu’elle s’est endormie. Viennent-ils quand on dort ? Sandrine bouge de nouveau, gémit comme si elle rêvait... Elle ne connaît rien aux monstres, Sandrine ! Elle n’en a jamais vu de sa vie qui est pourtant bien plus longue que celle d’Alice. Elle n’a pas les yeux qu’il faut pour voir les monstres, Sandrine.

 

            Alice sourit dans le noir. Elle se sent fière. Une grande sœur comme Sandrine qui sait tout, qui a tout compris, et qui n’a jamais vu de monstre ? Et qui rit quand Alice lui dit que les monstres existent vraiment, qu’ils ne sont pas des inventions comme celles des livres ? Il y en a parfois dans les livres mais ils ne ressemblent pas du tout à ceux qu’Alice connaît. À croire que les dessinateurs sont comme Sandrine : des ignorants. Comme papa et maman aussi d’ailleurs. Tous des ignorants !

 

            La tête d’Alice glisse sur le côté. Sa joue s’enfonce dans l’oreiller. La fillette sent contre sa tempe la monture des lunettes. Elle les ôte, les dépose sur la table de nuit. Elle écarquille les yeux. Elle a cru apercevoir une forme rouge qui est devenue verte aussitôt. Elle ferme les paupières, les rouvre. La forme est là, de nouveau : une boule de flammes pleine d’étincelles qui s’en vont dans toutes les directions comme dans un feu d’artifice. Alice retient sa respiration.

 

            « Il faudra retourner chez le médecin », a dit papa à maman après le déjeuner. « Le plus vite possible, je demanderai congé », a-t-il ajouté avec l’air sérieux qu’il prend quand il examine les bulletins scolaires de ses filles. Puis il s’est approché de maman et lui a soufflé un mot à l’oreille. Sandrine regardait Alice avec un sourire triste. La dernière fois qu’Alice est allée chez le médecin, lui aussi avait une expression un peu triste. Alice l’a remarqué à travers le brouillard. Il y en avait beaucoup dans la pièce ce jour-là. Il y en a beaucoup partout depuis quelque temps. Dans la classe aussi, on nage en plein brouillard : le tableau flotte, la maîtresse flotte, on se croirait dans une tempête. Le sourire de Sandrine était-il vraiment un sourire ? Ses traits étaient si flous... Alice n’en est plus très sûre. Elle n’est plus très sûre de rien d’ailleurs. Même pas des monstres.

 

            Papa lit des revues spécialisées, c’est Sandrine qui l’a dit. Mais quand Alice lui demande pourquoi, elle rit d’un air bête avant de citer des mots : globe oculaire, cristallin, rétine, sclérotique, iris, cornée... Puis de nouveau, elle émet un petit gloussement stupide et s’écrie : « Oh, ça n’a pas d’importance ! Du moment que maman ne parle plus de l’accident… »

 

            Alice se souvient bien de cet après-midi-là, quand a eu lieu ce que maman appelle toujours « l’accident ». Maman avait dit à Alice d’attendre Sandrine devant la classe, sans bouger. Sandrine n’arrivait pas. Tous les autres enfants étaient déjà partis depuis longtemps, il devait être au moins cinq heures. Alice en avait assez de poireauter. Avant, elle rentrait toute seule à la maison. Pourquoi est-ce que maman la prend maintenant pour un bébé ?

 

            Alice a empoigné son cartable et s’en est allée. Elle traversait la rue devant chez elle quand elle a entendu un grand bruit : un coup de klaxon suivi d’un fracas terrible. Il y a eu des cris puis une main qui serrait très fort son bras et qui le secouait. Et derrière cette main, une voix furieuse : « Tu ne regardes pas quand tu traverses ? Petite imprudente, je vais prévenir tes parents ! Où habitent-ils ? »

 

            Alice a montré droit devant elle. La façade de sa maison flottait dans le brouillard, comme le tableau à l’école, comme les visages de maman, de papa, de Sandrine, comme celui du monsieur – car c’était un monsieur. Il a sonné en tenant toujours Alice par le bras. Il a dit : « Excusez-moi, madame. C’est à cause de votre fille, on a failli avoir un bel accident ! Ce n’est pas pour ma voiture, vous comprenez, mais j’ai eu si peur pour la petite... » Après son départ, maman a crié contre Alice. « Tu dois attendre ta sœur,  je te l’ai déjà répété cent fois ! Tu dois rester dans le couloir, devant la porte de ta classe et ne pas bouger ! Les choses ont changé, tu comprends ? Ce n’est plus comme avant ! » Ensuite, elle s’est mise à pleurer.

           

            Depuis lors, papa s’occupe davantage d’Alice. Il prend des jours de congé. Sandrine est un peu fâchée. Elle trouve qu’il  joue trop souvent avec sa petite sœur et pas assez avec elle, ou alors à des jeux de gamins comme colin-maillard. Alice adore ce jeu. Quand ses yeux sont cachés par le foulard, le brouillard disparaît, c’est de nouveau la nuit mais sans les monstres et leurs formes inquiétantes. Elle gagne souvent. Elle avance à pas prudents, les bras tendus vers l’avant, et elle devine si c’est papa, maman ou Sandrine. Mais dès qu’elle ôte le foulard, la pièce est de nouveau plongée dans la brume, les visages flottent, informes, tout est gris comme de l’ouate sale. Plus tard, quand Alice va reprendre son sweat posé sur une chaise, elle se cogne à la table, tend les bras comme au colin-maillard, trébuche contre le bord de la cheminée. Maman fait semblant de rire de sa maladresse, mais son rire est un sanglot aussitôt ravalé.

 

            Des mois ont passé. Un rendez-vous urgent a été pris pour Alice. Le médecin l’a longuement interrogée : « Tu n’as pas mal à la tête ? Tu dors bien ? » Alice n’a pas osé parler des monstres. De toute manière, il ne l’aurait pas crue. C’est vrai qu’il y a beaucoup de monstres pour le moment. Presque toutes les nuits, ils viennent dans sa chambre et ils dansent, étincelants. Alice n’a pas mal à la tête, elle dort très bien, répond-elle au médecin. Puis elle pose le menton sur le bord arrondi. Elle fixe, de son œil droit d’abord, le long tunnel sombre. Elle s’étonne : la dernière fois, la lumière, même si elle était minuscule et fluctuante, était bien là. Aujourd’hui, il n’y a plus de lumière. Elle a beau écarquiller l’œil, concentrer toute son attention sur ce qu’elle regarde, elle ne voit plus que du noir. « Tu es sûre que tu n’aperçois rien ? » insiste le médecin. Et Alice, qui n’aime pas trop les mensonges, est bien forcée de dire que la lumière a disparu. On recommence avec l’autre œil et la lumière réapparaît mais si floue, si lointaine. On dirait qu’elle est à des kilomètres de l’œil d’Alice.

 

*

 

            La fillette est seule dans la salle d’attente. Papa est resté avec le médecin. Il n’y a pas de bonbon à la cerise cette fois-ci. À côté d’Alice, le lapin blanc en peluche que lui a offert sa sœur semble monter la garde. Elle lui murmure quelques mots. Mais il ne répond pas. Ce n’est pas un lapin comme ceux dans l’histoire de l’autre Alice, celle qui découvrait un pays merveilleux.

 

            La pièce est plongée dans un brouillard gris cotonneux, les chaises ont disparu, les pieds d’Alice aussi, comme ses jambes, comme ses bras, comme ses mains qu’elle remue devant ses yeux morts, très près, mais dont elle ne distingue plus bien les contours. Elle approche un index de son œil gauche, à quelques centimètres de ses cils, jusqu’à toucher la surface arrondie du « globe oculaire » des revues de papa. Elle fait de même avec son œil droit. L’index se fond dans l’opacité du brouillard.

 

            Alors soudain, Alice s’affole. Elle crie, suffoque, appelle. Papa arrive aussitôt. Elle le sent près d’elle, autour d’elle, avec ses grands bras et sa voix un peu rauque. Il la serre très fort contre lui, demande ce qui l’a effrayée. Elle s’accroche à son veston, comme la nuit, aux draps. Son corps tremble, elle voudrait dire le mot qui lui fait si peur et demander à papa si elle aussi, comme la dame qu’elle avait vue un jour dans la rue avec ses lunettes sombres, sa canne blanche et son chien… Si elle aussi.

           

            Elle ferme les yeux. S’ils étaient ouverts, ce ne serait pas très différent. Donc elle préfère les garder fermés. Bien fort, jusqu’à en avoir mal. Lorsqu’elle les rouvrira, peut-être que l’épais brouillard aura disparu et que la pièce et le visage de papa seront redevenus clairs comme autrefois, il y a si longtemps, quand elle parvenait encore à déchiffrer les grandes lettres du cinéma en face de chez elle.

 

            « De quoi as-tu peur ? » demande papa. Et Alice répond : «  Des monstres, papa, des monstres. »

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