Le ridicule ne tue pas. Ce dicton, qui avait toujours paru à Gérard Grognard si judicieusement formulé, se révéla d'une parfaite inexactitude le jour où l'oncle Alibert mourut d'une crise de fou rire et devint ainsi la honte de la famille. Précisons ici que son hilarité l'incita aux pires débordements et qu'il fallut, après que le médecin l'eut déclaré mort et bien mort, lui redonner une apparence décente et convenable.
Les obsèques de l'oncle réunirent les quelques membres de sa famille encore en vie : sa sœur unique Clarisse, ses deux neveux, Charles et Maxime (fils du frère cadet d'Alibert), accompagnés de femmes et enfants. Gérard Grognard, qui avait été très proche du vieil oncle, fut aussi de la partie, de même que quelques rares amis d'Alibert qui s'éclipsèrent dès la fin de l'enterrement. La cérémonie fut brève et sans fioritures.
Après le cimetière, on se réunit dans le jardin de l'oncle, devant la fermette. Clarisse servit des gâteaux et du café. Clarisse était l'aînée de la famille. Elle approchait les soixante-dix ans et avait partagé la vie d'Alibert pendant presque vingt ans. Elle avait accepté de bon cœur son état de vieille fille et s'était consacrée tout entière à son frère, à repasser ses chemises, cuisiner ses repas, repriser ses chaussettes. Si elle n'avait pas connu de réelle jeunesse, elle était maintenant en quelque sorte en instance de vieillesse, ni vieille, ni entre deux âges, à vrai dire nulle part.
Clarisse se trouvait dans la cuisine lorsqu'elle entendit par la fenêtre la voix de fausset de Charles qui s'efforçait vainement de parler tout bas :
- Quelle attitude adopter ? Décidément, tout cela est bien compliqué... Qu'en pensez-vous, Gérard ?
La voix de Gérard Grognard, grave et bien timbrée :
- Attendre que cela passe. Quantité de gens reçoivent des lettres anonymes. Ou des appels anonymes. Tenez, pas plus tard qu'hier, on m'a téléphoné à deux reprises. Et à chaque fois, il n'y avait personne au bout du fil.
- Si l'oncle était encore là, je pense que je ne lui en reparlerais même pas, fit Charles en allumant un cigarette.
Tous trois étaient assis dans des fauteuils en osier. Sur une table étaient posés trois verres de cognac et un cendrier. Le ciel était d'un bleu azur, les peupliers qui longeaient la route voisine frémissaient dans la brise. Un après-midi propice au bien-être... Au loin, on apercevait l'épouse de Charles et celle de Maxime, vêtues de sombre pour la circonstance, qui marchaient à pas lents sur le sentier longeant la rivière. Un pont rustique l'enjambait. L'ensemble du paysage évoquait irrésistiblement un tableau de Monet.
- L'oncle ! s'exclama Maxime. Mais souvenez-vous comme il s'est moqué de nous au sujet de ces lettres ! Le jour de...
- Oui, le jour de..., murmura son frère Charles. Et justement, il en est mort.
- On ne meurt pas de rire, dit Gérard Grognard en avalant une lampée de cognac. Il avait certainement autre chose. Une maladie, je ne sais pas, moi.
- Le médecin n'a pourtant rien décelé, fit Maxime.
- Le pire, renchérit Charles, c'est qu'on n'a jamais su pourquoi il s'était mis à rire comme ça.
Gérard haussa les épaules et fit tourner le cognac dans le verre. Le liquide ambré dégageait un parfum violent et délicieux. Il jeta un regard moqueur aux deux autres et se plongea dans une indolente rêverie.
La conversation reprit sur une affaire politique pas très reluisante. Puis, sans même s'en rendre compte, on reparla d'Alibert ou plutôt de sa mort.
- Jamais je ne l'avais entendu rire de cette façon, dit Maxime.
- Moi non plus, dit Charles. Et te souviens-tu de son attitude, juste avant son... sa... (Il hésitait entre décès, trop solennel, et mort.) Cette façon obscène de...
- Son ventre, tu veux dire ? demanda Maxime.
On se tut. Chacun - Maxime, Charles, Gérard - revoyait la scène : l'oncle Alibert, hilare - la chemise ouverte et la cravate dénouée, la panse à l'air - qui se claquait les cuisses de rire, se pliait en deux dans son fauteuil en se tenant les côtes, se redressait, cramoisi, la face tordue par un rire énorme, gigantesque, démentiel pour qui n'eut point connu l'homme.
- Oui, son ventre, fit Charles. Enfin, tout... l'ensemble. C'était dégoûtant. Lubrique !
Gérard se leva, fit quelques pas, donna un coup de pied dans une motte de terre qu'il envoya au loin. Les cris des garçons résonnaient dans la grange. Les fils de Maxime et de Charles. Il eut envie de les y rejoindre. Il se sentait plus proche d'eux que de Maxime et Charles, avec leurs soucis d'adultes, leurs effarouchements de nonnettes et leurs histoires de lettres anonymes qui semblaient tant les perturber. Trois lettres pour Charles, deux pour Maxime. Leur contenu ? Des phrases bourrées de fautes d'orthographe, ridicules ou immondes, cela dépend comment on le prenait : « JE SAI AVEC KI TA FAME COUCHE », « TA FAME ES UNE SALOP », « LES DES SON JETER », et d'autres choses du même acabit. Les caractères avaient été découpés dans du papier journal grisâtre, ordinaire, provenant sans doute d'un quotidien.
Gérard Grognard sourit en lui-même. On peut même dire qu'il ricana. « Drôle de famille, décidément... », murmura-t-il. « Qu'est-ce que je fiche là-dedans ? »
Distraitement, il observa Clarisse qui servait le café. Cognac, café. Café, cognac. La vieille dame avait de la raideur dans son maintien. Sa jupe et son corsage noirs laissaient deviner un corps dur de jeune garçon : aucun abandon dans les gestes. Celle-là devait se surveiller tout le temps. Vieille fille, va ! Toujours au service d'Alibert, bonne à tout faire et sœur à la fois. Que deviendrait-elle maintenant qu'il n'était plus là ?
Quand les dames revinrent de leur promenade, l'air avait fraîchi. On décida de se séparer. Les trois voitures s'éloignèrent dans la poussière du chemin qui menait à la route. Dans les rétroviseurs, la sombre silhouette de Clarisse apparaissait, menue, frêle, un oiseau.
Ce fut Maxime qui reçut la lettre suivante. Comme pour les autres, le nom et l'adresse étaient dactylographiés à la machine. Le timbre portait le cachet d'une ville voisine. Maxime n'en parla à personne. Cette fois, il était profondément troublé. Non pas par les termes de la lettre. C'étaient toujours des menaces, des injures, des affabulations grotesques concernant l'épouse de Maxime et ses prétendues infidélités. Rien de bien nouveau. Sauf la signature qui s'affirmait maintenant : A.G. Les soupçons de Maxime se dirigèrent très vite sur un de ses collègues, un dénommé Alain Myrau qui lui était particulièrement déplaisant : un petit arriviste qui visait des promotions qu'il n'atteindrait jamais et écrasait les autres de son impertinence méprisante. Des lettres suivantes parvinrent au compte-gouttes. Quand Maxime croisait Alain Myrau dans les couloirs du bureau, il le foudroyait du regard. Cependant il n'osa jamais l'aborder. Il décida qu'à la prochaine missive, il porterait plainte. Lorsque sa femme approuva sa décision, il ne put s'empêcher de la regarder avec insistance. Elle semblait ailleurs. À quoi pensait-elle ? La nuit, comme il ne parvenait pas à dormir, il pensa à la possibilité d'engager un détective privé. On verrait.
Charles dut attendre trois semaines pour qu'une lettre lui parvienne. Il n'osa même plus en parler à sa femme. Depuis quelque temps, il avait pris l'habitude de la surveiller. Parfois, il fouillait ses tiroirs, ses vêtements, son sac à main. Il consultait son agenda, croyait y voir des rendez-vous secrets, des hiéroglyphes décryptables par elle seule. Il l'épiait constamment. Le jour où la lettre arriva, l'épouse de Charles était partie pour quelques jours chez une amie. Charles eut tout le temps de ronger son frein, de s'inventer des histoires à dormir debout. Et une autre lettre vint. Signée A.G., comme la précédente. Qui pouvait être ce ou cette A.G. ? Alors, Charles se souvint. Il avait eu, voilà quelques années, une brève liaison avec une jeune femme. C'est lui qui avait rompu. Annette Gallois ne l'avait pas supporté. Elle l'avait bombardé de coups de téléphone, attendu à la sortie du bureau, écrit... C'est un miracle si l'épouse de Charles n'avait rien deviné. Annette avait même été jusqu'à le suivre dans la rue. Mais non, ce ne pouvait être elle qui écrivait ces lettres anonymes ! Et pourtant...
Un chiffon à la main, Clarisse époussetait le vieux piano. Elle avait presque terminé son grand nettoyage du jeudi. Il fallait encore nourrir le chat, ranger la vaisselle et plier le linge. Depuis qu'elle était seule, la maison lui semblait si grande, si inutile. Elle eut une pensée émue pour son frère Alibert. Le regrettable fou rire de celui-ci l'avait tellement surprise... Elle était persuadée qu'il serait capable de se tenir, de ne rien dévoiler de leur secret. Et il avait ri, le sot ! Et il en était même mort ! A la vue d'une feuille blanche avec quelques lettres découpées dans un journal et collées ça et là ! Jamais Clarisse ne l'avait vu s'esclaffer comme ça. Finalement, c'était une belle mort.
Elle souleva le couvercle du piano et en sortit une boîte à chaussures qu'elle posa sur la table. La boîte était pleine d'enveloppes classées verticalement et séparées à intervalles irréguliers par des signets verticaux portant l'initiale C ou M. Elle sortit la première enveloppe, la palpa en souriant puis la remit dans la boîte. C'était maintenant que cela allait vraiment devenir amusant. Elle essaya de remonter dans ses souvenirs mais tout était si flou... Était-ce elle ou Alibert qui avait eu le premier l'idée d'envoyer à leurs neveux des missives anonymes? Peu importe. L'idée avait germé, s'était développée, précisée.
Elle revit la mine éplorée de Marie-Chantal, la femme de Charles, à l'enterrement d'Alibert : ses lunettes noires, son mouchoir pressé contre son visage, la fleur qu'elle jetait sur le cercueil. Et l'autre, la Sophie-Ange ! Pas mieux ! Elles se valaient, ces mijaurées, ces pimbêches de la ville qui ne pensaient qu'à leurs toilettes, leur maquillage et leurs parfums. Leurs prénoms en disaient long : Marie-Chantal et Sophie-Ange ! Ah, si elles n'avaient pas existé, Charles et Maxime n'auraient pas quitté le village. Ils ne seraient pas devenus de petits bureaucrates à cravate et souliers cirés, costume gris et col blanc ! Ah, ils valaient bien leurs femmes !
Un jour, Clarisse avait surpris Marie-Chantal dire à Charles : « Ton oncle Alibert est décidément un rustre. As-tu remarqué ses manières à table ? Sa façon de s'empiffrer ? Et son rire ? Son rire ! » Charles n'avait rien répondu, le lâche ! Le rat ! Car plus il prenait de l'âge, pensa Clarisse, plus il ressemblait à un rat, avec sa face pointue, ses dents proéminentes, ses moustaches aux poils drus et rares et ses petits yeux noirs. Plus tard, Charles avait susurré à Maxime, de sa voix de fausset : « Nos femmes n'apprécient guère l'oncle, me semble-t-il. Décidément, la ville et la campagne ne font pas bon ménage... »
Le seul qui était un homme bien, c'était Gérard : simple, souriant, chaleureux comme du bon pain, tout à l'image d'Alibert. Quelle bénédiction qu'Alibert l'ait accepté dans la famille ! Il en faisait partie depuis qu'Alibert l'avait en quelque sorte adopté. Alibert s'était ému de voir ce jeune homme si brillant se pourrir l'existence en dansant le tango et la valse avec des dames qui avaient l'âge d'être sa mère, voire sa grand-mère. Alibert l'avait poussé, psychologiquement et financièrement, à monter sa propre entreprise, un commerce de « lait et beurre fermiers » qui marchait plutôt bien. Et l'an passé, Alibert était même allé plus loin dans sa démarche d' « adoption » : il avait carrément offert son nom à Gérard, qui le portait maintenant.
Quand Clarisse s'assit enfin, l'horloge du salon marquait huit heures. Elle n'alluma pas la télévision. Elle ne prépara pas ses tartines et ne réchauffa pas la soupe. Elle ne portait pas ses pantoufles comme à son habitude mais de grosses chaussures de cuir qui lui servaient à sarcler le potager ou à aller chercher les oeufs au poulailler. Son imperméable l'attendait, pendu au clou. Longtemps Clarisse resta immobile devant la table de la cuisine, à contempler les dessins géométriques de la nappe plastifiée et les épluchures de pommes de terre. Un vieux journal traînait dans un coin. Clarisse s'empara d'une paire de ciseaux et se mit à en découper consciencieusement les pages. « C'est pour aujourd'hui, mon Alibert..., murmura-t-elle. C'est toi qui signera désormais. De ton nom entier. » Et au fur et à mesure qu'elle découpait, les lettres tombaient une à une sur la nappe à carreaux :