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Extrait 1 (Tout est sous contrôle !)   |   Extrait 2 (Subjonctif imparfait)

p. 21 à 22 (nouvelle « Tout est sous contrôle »)


Une volute de fumée s'échappe dans l'air, un ovale presque parfait qui le ravit. Il aspire avec force la dernière bouffée de sa cigarette consumée jusqu'au filtre. Puis il referme la fenêtre. On ne pourra rien lui reprocher. Bien malin celui qui s'apercevra qu'il a fumé. C'est toujours la même chose, songe-t-il, qu'on ait dix ans ou soixante-quinze de plus.

À pas mesurés, il s'approche de la glace qui occupe une partie d'un mur de la chambre. Dès son arrivée dans la maison - qui ressemble davantage à un château qu'à une habitation ordinaire - il a exigé un miroir assez haut pour se voir en pied.

L'image reflétée lui montre un homme âgé, très âgé même, au port de tête altier, à la carrure large, aux mains noueuses et tachetées. Le corps a conservé sa sveltesse, bien que le vêtement informe ne l'avantage guère. Les yeux sont d'un bleu gris d'acier, le nez long et légèrement busqué est harmonieux, la mâchoire volontaire. Un visage de chef, tout ce que les autres ont aimé en lui. Les autres, c'est-à-dire les Français, celles et ceux qui lui ont accordé leur confiance pendant ses longues années au pouvoir. Celles et ceux : une formule qu'il a souvent privilégiée, afin que la gent féminine ne se sente pas délaissée. Mais il doit le reconnaître, le ceux aurait suffi puisqu'en grammaire, le masculin l'emporte toujours. Savoir parler au peuple, le flatter, le séduire, telle a été sa devise qui s'est révélée payante.

Même si sa mémoire immédiate lui joue des tours, les souvenirs de sa glorieuse époque lui apparaissent parfois par flashs successifs plus ou moins rapprochés, avec une netteté particulière : l'inoubliable soirée du dimanche 7 mai, quarante-cinq ans auparavant, quand les battements de son coeur s'étaient accélérés juste avant l'annonce officielle des résultats électoraux, l'investiture, la traversée solennelle de la cour du Louvre au son de l'Hymne à la Joie, la salve d'applaudissements des milliers de citoyens venus acclamer le tout nouveau Président, leurs bras tendus en signe de victoire. Comment oublier l'émotion, la fierté, le sentiment exaltant jusqu'alors inconnu d'entrer dans la légende ? Plus tard, il y avait eu les échanges secrets avec l'homme de confiance qui allait devenir son bras droit, les rencontres au sommet, le regard impénétrable de Vladimir à Versailles, le tête-à-tête avec cette brute de Donald, le dîner « entre amis » à la Tour Eiffel en compagnie des épouses. Et le souvenir plutôt agréable laissé par cet homme d'État noir, vif et souriant qui avait précédé Donald.

La chambre est calme, un peu isolée du reste de la demeure. On l'a gâté en lui octroyant une suite confortable et spacieuse où il se sent presque chez lui. La France lui doit bien ça ! Après de bons et loyaux services, il a le droit de terminer son existence dans le luxe. Bien sûr, il préférerait un véritable château comme les rois. Ou une île. Mais une île symbolise une fin napoléonienne. Et même s'il a eu quelques velléités de ressembler à Bonaparte, il ne veut pas finir comme lui.

Il s'observe un moment dans le miroir. Il se surveille. Tout doit rester sous contrôle, comme avant. Pas la moindre fausse note, pas la moindre faille qui pourrait le trahir et montrer sa vieillesse, sa lassitude.

On frappe à la porte. Une voix de femme susurre : « Monsieur le Président ? » « Entrez », répond-il en bombant le torse. Surprenant qu'on lui donne encore ce titre, alors que plusieurs décennies se sont écoulées, charriant avec elles les dirigeants successifs et leurs sbires. Tous s'étaient cassé la pipe après lui.




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