- Tu es en pleine régression intellectuelle, dit Madame en me fixant droit dans les yeux, ce qui est un exploit pour quelqu'un qui louche.
Je souris d'un air niais et me balance sur ma chaise. La Prof se retourne pour écrire une série de phrases au tableau. Il faut reconnaître qu'elle a une belle écriture.
- Et vous me mettrez tout ceci au subjonctif imparfait ! Qui nous rappelle ce qu'est le subjonctif ? Personne ?
Un doigt se lève. D'une voix de stentor, son propriétaire, un petit gros en sweat bleu ciel, récite la règle. La Prof ronronne de plaisir. Nous plongeons le nez dans nos cahiers, moi dans ma manche pour cacher un début de fou-rire.
C'est à cet instant que je vois le chat. Corps souple gris perle, petite tête vive, prunelles aux éclairs fulgurants. Sur le bord extérieur de la fenêtre, il va et vient, la queue dressée à la verticale. Irréel. Sublime. À chaque demi-tour, il se ramasse en boule et se contorsionne pour garder l'équilibre. Quatre étages... Notre école est un grand bâtiment ancien, plutôt moche. Si le feu prenait ici, on finirait tous grillés comme des saucisses, ce serait peut-être pas plus mal après tout.
Je retiens mon souffle. Il faut sauver ce chat ! Il faut sauver le soldat Ryan ! Hier, mes parents ont regardé ce vieux film à la télé. Je m'approche lentement de la fenêtre. Si j'arrive à vaincre ma régression intellectuelle grâce à un parfait self-control, mon petit soldat sera en sécurité parmi nous. Mais c'est la main dans le sac, ou plutôt la main sur le battant à peine entrouvert, que je suis prise sur le fait par la Prof, alors que mon protégé s'éloigne déjà risquant sa vie à chaque instant.
- Clotilde ! Fais quelque chose... Pauvre bête !
Aurait-elle un cour soudain ? Serait-elle moins teigne depuis que sa maison a été démolie à cause d'une voiture emboutie par un camion fou ? Une histoire de dingues... Il paraît que dans les débris de la bagnole, on a retrouvé un post-it J'en ai juste pour une minute, c'était écrit dans les journaux.
Je hausse les épaules avec nonchalance :
- Encore eût-il fallu que je pusse l'attraper, ce chat...
- Excellent, Clotilde ! Ta phrase est un vrai condensé des difficultés de la conjugaison ! Tu peux la répéter pour tes camarades ?
Je retrouve mon air débile, la bouche béante, un sourcil plus haut que l'autre. Silencieuse. Mais la Prof n'insiste pas. Elle ne prête plus du tout attention à moi, à nous. À pas lents, elle se dirige vers la fenêtre. Elle aussi regarde le chat. Toute la classe regarde le chat ! Un frémissement nous parcourt, une onde magique qui nous pétrifie sur place, plus personne ne bouge ni ne respire, on entendrait battre nos cours. Je sens le mien tambouriner dans ma poitrine... Le chat est suspendu dans l'atmosphère, dans l'azur céleste du poète Hugo, son corps élastique se balance, ses pattes et sa queue décrivent des courbes élégantes. C'est beau comme l'éternité...