« Je dois répondre à un questionnaire pour acheter un oreiller ? demanda Dufour.
- Ils disent tous qu’ils viennent pour un oreiller », répondit le vendeur. Il avait croisé les bras et regardait Dufour avec amusement.
« Oui, je viens en effet pour un oreiller. Quelle est cette sinistre plaisanterie ? Et ce formulaire ridicule ? Nous ne sommes pas le 1er avril à ce que je sache !
- C’est loin d’être une plaisanterie, monsieur.
- Et vous appelez ça comment alors ? fit Dufour d’un ton qui se voulait sarcastique.
- Un désir bien légitime de mieux servir notre clientèle, répondit l’autre plaisamment. L’efficacité qui fait la réputation de notre magasin depuis près de trente ans exige une connaissance approfondie des besoins de ceux que nous conseillons. Allons... c’est dans votre intérêt. Le temps que nous perdons à discuter est celui que vous auriez passé à répondre à ces petites questions. »
Alors, Dufour obtempéra : il commença à remplir consciencieusement le questionnaire. C’était étrange, il ne savait pas pourquoi il le faisait, il était fatigué, il ne se sentait même plus la force de s’opposer ; l’autre était trop fort, trop convaincant, la lutte par trop inégale. Il ne lui vint même pas à l’esprit qu’il était libre de quitter le magasin. Quand il eut fini de cocher les cases, il tendit la feuille au vendeur qui la parcourut rapidement.
« Vous avez répondu non à la question Etes-vous insomniaque ? Puis-je savoir pourquoi ?
- Je dors sans aucune difficulté et je n’ai jamais souffert d’insomnie jusqu’à présent. Je ne sais pas ce que c’est qu’un somnifère. Voilà pourquoi j’ai répondu ça.
- C’est impossible, monsieur. Tous nos clients viennent ici pour des problèmes de sommeil. Parfois très graves... Il faut pouvoir admettre qu’on est insomniaque. Chez vous, cela se voit tout de suite. Vous avez l’œil cerné et la lèvre sèche. Moi-même, avant de travailler dans ce magasin, je l’étais aussi. Grâce au ciel, je ne le suis plus, fit le vendeur avec un doux sourire. Je modifie donc votre réponse. Pour la question Etes-vous insomniaque ?, j’inscris : oui.
- Je vous dis que je ne suis pas insomniaque ! cria Dufour d’une voix de fausset. J’ai écrit non et c’est NON ! Expliquez-moi pourquoi cette question se trouve sur votre formulaire à la noix si c’est pour que vous y répondiez à la place de vos clients ? A quoi ça sert, hein ? Dites-le moi !
- Tous nos nouveaux clients posent la même question... Tous, dit le vendeur en levant les yeux au ciel. Savez-vous pourquoi ils la posent ? Non, bien sûr. Eh bien, je vais vous l’expliquer, cher monsieur. La raison en est très simple : ils ne comprennent pas que nous voulons les aider car ils ne veulent pas reconnaître leur infirmité, je veux dire l’insomnie ou les diverses complications dont ils sont les victimes. Les questions du formulaire sont là pour les rassurer. On leur demande s’ils sont insomniaques ou s’ils ont des douleurs musculaires ou quoi que ce soit pendant la nuit, et ils répondent non. Mais c’est faux, et nous le savons. En parlant un peu avec eux, nous arrivons rapidement à les convaincre d’accepter leurs imperfections. Regardez cette cliente qui tourne autour des matelas, fit-il en montrant discrètement la vieille dame qui avait voulu demander un renseignement, elle aussi est insomniaque mais elle a eu beaucoup de mal à l’admettre. Elle passe nous voir plusieurs fois par mois et change régulièrement de matelas. Je peux vous certifier que, sous peu, elle achètera un de nos excellents sommiers qu’elle remplacera bientôt pour un meilleur encore. Cela n’a pas de fin. Et cet autre là-bas, qui fait semblant de regarder les édredons... Je sais très bien ce qu’il veut, et ce n’est pas du tout un édredon, son cas est beaucoup plus grave. Ce qu’il veut, c’est un matelas dur, comme en ont les Scandinaves. Vous voyez ce que je veux dire ? Ces matelas en paille pressée qui font tant de bien aux vertèbres fragiles. Le malheureux... Il devra attendre un peu car nous n’en avons plus pour le moment. La semaine passée, je lui ai conseillé d’acheter un matelas tout à fait spécial, rembourré avec des balles de coton pressé. C’est une nouveauté d’inspiration japonaise. Très bon pour le dos également. Je vous parlais de lui mais il n’est qu’un exemple parmi beaucoup d’autres. La première fois qu’il est entré chez nous et qu’il a rempli le questionnaire, lui aussi a prétendu ne jamais avoir souffert du dos. Mal au dos ? Il ne savait pas ce que cela signifiait ! C’est mon collègue qui s’en est occupé...
- Pourquoi ne vous occupez-vous pas de lui maintenant s’il a tellement besoin de vos services ? Ou de la dame ? », demanda Dufour d’une voix devenue imperceptible. Mais le vendeur n’entendit pas.
Dufour regarda vers la porte du magasin et la rue lui parut tout à coup sombre et hostile. Et le magasin était empli d’une clarté magnifique. Alors, pourquoi se sentait-il si mal, presque au bord de l’évanouissement ? Il avait chaud et soif. Il eut envie de s’asseoir sur un des lits exposés dans la salle. Ils avaient l’air si confortables, si moelleux... Comme s’il avait deviné son désir, le vendeur le lui proposa et l’aida même à s’asseoir.
Dufour suait à grosses gouttes. Il luttait contre la nausée. Il allait s’évanouir, c’était certain. Il connaissait cette sensation à la fois répugnante et euphorique qui précède l’évanouissement. Gamin, il en avait déjà fait l’expérience en classe, alors que l’institutrice l’interrogeait au tableau. La honte. Et, par la suite, cela lui était arrivé encore plusieurs fois... Votre vue s’obscurcit, tout tourne autour de vous, votre chemise devient trempée, votre front se couvre de transpiration, vous vacillez, des bouffées de chaleur vous montent au visage puis, soudain, un froid glacial envahit votre corps tout entier. Mais, malgré cela, une sensation agréable vous gagne, quelque chose de semblable à l’ivresse ou à ce que vous pouvez éprouver en restant longtemps couché sur le dos à regarder les nuages se déplacer dans le ciel. Bien sûr, vous essayez de ne rien montrer, de continuer à parler normalement, d’accomplir les gestes normaux... Et c’est alors que vous vous affalez sur le sol dans un mouvement lent et gracieux. Quand vous reprenez conscience un peu plus tard, vous sentez dans votre dos la fraîcheur soulageante du carrelage et, sur votre front, le gant humide qu’une main secourable y a posé. Des visages inquiets vous entourent, vos oreilles bourdonnent encore. Vous revenez lentement à la vie et, lorsque vous parvenez à vous remettre debout, vous vous étonnez d’entendre « Ça va ? », « Te sens-tu mieux ? », « Veux-tu qu’on te raccompagne chez toi ? », ou « Tu nous as fait drôlement peur, tu sais ! », car vous avez la certitude de ne jamais vous être senti aussi bien qu’au moment où vous tombiez au ralenti sur le sol.