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Extrait 1 (L'oreiller)   |   Extrait 2 (Chère Miss Bates)

p. 53 à 55 (nouvelle « Chère Miss Bates »)


Chère Miss Bates,

 

Je n’ai pas tué votre chien. Croyez-moi ou non, cela n’a plus d’importance à présent. Je pensais vous le dire de vive voix mais votre méfiance à mon égard m’en a ôté toute envie. Je vous répète cependant : je n’ai pas tué votre chien. Sa mort me réjouit – je ne vous le cache pas –, en partie d’ailleurs parce que je sais combien elle vous fait souffrir, mais je n’en suis aucunement responsable. Béni soit celui ou celle qui a eu la bonne idée de l’empoisonner.

Ne m’en veuillez pas, chère Miss Bates ; tâchez simplement de me comprendre. Nos longues années de voisinage m’ont appris bien des choses sur l’espèce humaine. Et dire qu’il m’a fallu attendre l’âge de soixante-douze ans pour admettre l’évidence ! Vous m’avez sans le vouloir, par votre bêtise arrogante, ouvert les portes de la raison. Mais, pour me faire mieux comprendre, il est nécessaire de récapituler les événements, de sonder ce fouillis innommable, ces couches épaisses et noires, tout ce qui nous a recouverts, vous et moi, ainsi que nos chers voisins, Mrs Huntersleeves, Mr Sausage, les Price et la petite Carliston, pendant ces jours, ces semaines, ces mois, ces années, que dis-je, ces décennies !

Je me souviens comme d’hier de mon arrivée ici, Queen Elisabethstreet, dans ce quartier de Brighton qui m’avait paru si joyeux et vivant. Ah ! que j’étais naïve, sotte comme une jeune fille ! L’expression jeune fille me rappelle soudain votre réflexion à mon sujet, la première fois que vous m’avez abordée, alors que je venais d’emménager. J’entends encore votre voix : « Oh, bonjour, Miss... Ou Mrs...? » Et, après que j’ai décliné mon nom, vous avez répété « Miss Westmacott » en insistant sur le Miss alors que, moi, j’avais bien dit « Mrs Westmacott ». Dès cette minute, j’avais compris que la guerre était déclarée entre nous.

Une guerre sournoise, souterraine, même si vous habitez au second et moi au quatrième. À ce propos, je vous signale que vous étiez dans l’erreur quand, du vivant de votre chien, vous prétendiez que ses aboiements ne pouvaient me déranger. Du quatrième, je les entendais parfaitement, la preuve en est que c’est moi la première qui ai entendu ses cris quand il agonisait à votre porte. Je ne m’en suis pas plainte car c’étaient les derniers avant le grand silence.

Je parlais donc de votre insistance lugubre à m’appeler Miss et non Mrs, comme il me revient de droit. Quoi que vous en pensiez ou vouliez en penser, je n’appartiens pas comme vous au monde des vieilles filles. Mon passé a été riche en rencontres diverses et, d’ailleurs, je ne vois pas pourquoi je vous dis cela, mon passé ne regarde que moi, en tout cas sûrement pas vous. Mais revenons à votre chien. Le locataire du troisième, notre chère célébrité irlandaise, Mr Sausage, n’a fait aucun commentaire sur sa mort, mais j’ai vu dans ses yeux une lueur qui ne pouvait tromper personne. Je n’en dirai pas davantage.

Tenez, justement, à propos de Mr Sausage et de sa jeune protégée, Miss Carliston... Votre attitude à leur égard est bien étrange et incompréhensible. Pourquoi ces lettres d’injures, ces menaces d’expulsion et je ne sais quoi encore ? Vous n’êtes pas propriétaire de tout l’immeuble à ce que je sache ! Si Miss Carliston se plaint de harcèlement sexuel, cela ne regarde qu’elle ou les autorités compétentes ! Pas vous en tout cas ! Mr Sausage est un homme très comme il faut, peut-être un peu excessif à ses heures, mais l’artiste reste l’artiste, n’est-ce pas ? Je veux dire par là que celui qui vit de son génie (ou essaie d’en vivre) est, parmi les humains, une espèce rare qu’il faut soigner, un peu comme une plante exotique. Ecrire des pièces de théâtre n’est pas chose simple, croyez-moi, chère Miss Bates. Surtout des pièces du genre de celles de Mr Sausage, si ardues, si statiques, si dédalesques, si lassantes. On comprend qu’il puisse parfois exploser en jurons irlandais du plus mauvais goût ! Essayez vous-même, vous constaterez : asseyez-vous à votre table devant une feuille de papier, prenez votre plume et posez-la sur cette même feuille afin d’en tracer le premier mot de la scène première de l’acte premier. Vous verrez. J’ai essayé, ce n’est pas si facile. Dans mon cas, la feuille est toujours restée blanche avec, parfois, un seul petit point noir laissé par la plume inactive.




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