Germain croisa donc sa femme dans un couloir. Ils ne se voyaient plus que comme cela d’ailleurs, par hasard, au gré de leurs déambulations dans la maison, puisqu’Élise refusait de prendre ses repas avec lui et Charlotte. Elle avait un visage blafard qu’il ne lui reconnut pas. Ne sachant comment l’aborder, il se mit à faire quelques pas de danse devant elle – pourquoi pas, que risquait-il ? Et elle sourit.
« Dansez-vous, chère ? », demanda-t-il étonné et heureux de retrouver ne fut-ce que l’esquisse du visage qu’il avait aimé autrefois.
« Je n’ai pas le temps, fit Élise d’une voix fatiguée. D’autres affaires m’attendent, de la plus grande urgence.
- Ah ?
- Ma mission, vous comprenez... Le prince est un démon qu’il me faut abattre... Rendre au peuple sa dignité... refuser tout compromis... Une mission capitale, vitale pour le Royaume... avant que j’en sois chassée...
- Chassée ?
- Oui, chassée... ou pire encore. (Elle regarda derrière elle.) Je suis suivie, constamment surveillée, je ne peux faire un pas dans la rue sans avoir quelqu’un à mes trousses... dénonciateurs, sangsues à la solde des affameurs, serpents venimeux suceurs du peuple ! »
Ses paroles étaient hachées.
« Pourquoi ne danseriez-vous pas pour chasser ces idées noires ? proposa Germain.
- Danser ? Mais que signifie encore ce mot ? Plus rien, n’est-ce pas. Ha ! danser !
- Je vous préférais plus frivole, dit Germain jouant une carte qu’il savait la dernière. La gravité ne vous sied pas. Dansez, chère, continuez à danser... »
Il en avait trop dit. Elle le regarda, frémissante, l’œil noir de colère. Il ne s’agissait pas de danser à présent mais bien de sauver le peuple ! Le peuple misérable et guenilleux qui traînait dans les faubourgs et crevait sur place ! Ah, celui-là qui était devant elle ne l’empêcherait pas d’agir ! Pas plus d’ailleurs que la police de ce... comment s’appelait-il encore ? Sedlnitzky. Sedlnitzky, c’était bien son nom. Encore un à la solde de l’infâme Metternich ! Mais elle passerait victorieuse à travers les mailles de leurs filets...
Laissant Germain impuissant et désemparé, elle revint à sa chambre, y fureta un peu partout avec l’idée que ses ennemis y avaient peut-être caché des objets compromettants ou ces petites choses qui permettent d’espionner quelqu’un à son insu. Elle ne trouva que la feuille de papier sur laquelle elle avait esquissé l’arbre généalogique de Germain. Elle la déchira en très petits morceaux, avec le sentiment du devoir accompli. Elle découpa avec des ciseaux sa carte d’identité et son permis de conduire. Satisfaite, elle regarda les morceaux dans la corbeille à papier et un petit gloussement joyeux s’échappa de sa gorge.