« Vous servirez le café dans le grand salon, Teresa », dit madame Goldblum à la bonne, venue débarrasser la table des assiettes du dessert. Se levant, elle désigna d’un geste d’impératrice ce qu’elle entendait par « grand salon » et qui était, en fait, une pièce attenant à la salle à manger, avec une cheminée ouverte, des fauteuils et un divan recouverts d’un tissu assorti à celui des tentures. Le « petit salon », jadis utilisé en tant que tel, servait maintenant de débarras.
« C’est joli chez vous, dit Sarah poliment (et hypocritement).
- Nous habitions déjà ici avant la naissance de Nathan. Son père parti, je me suis employée à changer la décoration des pièces. »
Sarah prit un air admiratif. Elle vit Nathan lui faire un clin d’œil discret et eut envie de rire en imaginant madame Goldblum « s’employant à décorer » la maison débarrassée du mari indésirable, déplaçant de lourds meubles, grimpant sur une échelle pour repeindre le plafond, arrachant le vieux papier peint, les ongles cassés, les cheveux poussiéreux et collants, un tablier maculé de taches de peinture protégeant sa robe. Non, cela ne s’était certainement pas passé ainsi. Elle avait dû faire appel à des ouvriers, mais il était assez amusant d’imaginer la scène.
Il régnait dans la pièce une atmosphère oppressante comme dans certains musées où l’air reste trop longtemps confiné. Sarah regarda autour d’elle. Aux murs pendaient des gravures représentant des scènes de chasse à courre. L’une d’elles montrait un cavalier dans l’eau jusqu’à mi-mollets, son cheval, les quatre fers plantés dans le sol, arrêté net au bord d’un ruisseau. La scène, qui aurait pu être comique, dégageait ici une impression de tristesse et d’ennui. Le cavalier semblait figé pour l’éternité dans cette posture ridicule.
« Les fleurs, ça ne se garde pas, fit soudain madame Goldblum en se tournant vers le bouquet de Sarah que la bonne avait disposé dans un vase. Surtout les iris. Cinq ou six jours, et pfft... à la poubelle.
- J’aurais dû vous apporter des bonbons, rétorqua Sarah dont la défense avait toujours été l’ironie. Parce que les fleurs, c’est périssable...
- Tu aimes Brel ? », demanda Nathan.
Sans attendre la réponse, il se leva pour mettre un disque de Brel. Tout en observant madame Goldblum d’un oeil, Sarah approuva de la tête. Le Plat Pays emplit bientôt la pièce, suivi immédiatement des Bourgeois. Les Bonbons n’étaient pas sur cette face-là. Après avoir terminé son café, Sarah, prétextant un rendez-vous chez le dentiste, salua la vieille dame, la remercia pour le repas et sortit de la maison, suivie de Nathan.
« Elle n’est pas si terrible, finalement.
- Non, dit Nathan. Mais, pour les fleurs, sa réflexion frisait la grossièreté.
- Bah, si ce n’est que ça !
- Ne sois pas si optimiste, elle cache parfois bien son jeu.
- On parie que j’arriverai à l’amadouer? fit Sarah sur un ton de défi.
- Je préfère ne pas parier mais, si tu y parviens, tant mieux. »
Nathan raccompagna la jeune fille chez elle. En se quittant, ils convinrent de se voir le lendemain à quatre heures, chez Sarah.
A pas lents, il revint vers la rue Lafontaine. Le plus dur est fait, songea-t-il, on verra pour la suite.
Quand il rentra, Madame Goldblum était toujours dans le grand salon. Elle tenait entre le pouce et l’index un morceau de sucre qu’elle trempait délicatement dans son café avant de le porter à la bouche.
« Cette fille ne mettra plus jamais les pieds dans ma maison, dit-elle très doucement sans regarder Nathan. Tu peux la voir où tu veux et quand tu veux, mais pas ici.
- Où et quand je veux ? Mais c’est ici que je veux la voir. Ici, tu comprends ?
- C’est hors de question.
- C’est peut-être ta maison mais j’y vis et je ne céderai pas sur ce point. Sarah viendra ici, que tu le veuilles ou non. Je ne t’imposerai pas sa présence, nous irons dans mon bureau ou dans ma chambre, mais Sarah reviendra, sois en sûre. »
Le ton de Nathan était ferme. Madame Goldblum se mit à parler d’une voix menue, un peu geignarde :
« Tu feras comme bon te semble, Nathan. Tu feras pour le mieux pour toi et pour ta vieille mère, n’est-ce pas ? Tu ne l’oublieras pas, ta vieille mère, hein ?
- Non, maman, je ne t’oublierai pas. Mais Sarah reviendra. » Pourquoi es-tu ainsi, maman ? Pourquoi ? Je chausserai mes bottes de sept lieues, et mes pas seront si grands que... Et Sarah reviendra. Elle reviendra.