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Extrait 1   |   Extrait 2

p. 9 à 11


Dans la nuit glaciale de ce début novembre, tout est calme sur l'aire d'autoroute. Monstres au repos, les camions et semi-remorques sont alignés dans l'obscurité. À l'aube, les chauffeurs quitteront leur cabine pour boire un café à la station-service et bavarder un peu avant de reprendre la route. Il n'y a pas un chat, même pas un type qui fait les cent pas pour se dégourdir les jambes après les kilomètres de bitume passés dans l'habitacle exigu. L'endroit est anonyme, désolé. On ne s'y arrête que contraint par la fatigue ou par le règlement qui astreint les routiers à prendre des pauses régulières.

La voiture roule lentement, se gare non loin des camions. C'est un break, sans doute de couleur noire, mais qui pourrait l'affirmer par une nuit aussi sombre ? À son bord, une femme. Pendant un temps, elle laisse tourner le moteur. Personne ne peut apercevoir ses gestes nerveux, la rotation de son buste quand elle se retourne pour prendre ou déposer un objet sur le siège arrière. Si le plafonnier du break était allumé, l'homme qui ne dort pas distinguerait les mouvements, les jambes fuselées, les mains pressées l'une contre l'autre. La fine silhouette s'extrait du véhicule. Portière claquée, quelques pas sur l'asphalte. La femme marche vers la station-service, sans doute va-t-elle acheter une boisson chaude. Non, elle hésite, fait demi-tour, on pourrait croire que c'est une prostituée qui tapine, mais elle est trop loin des poids lourds, et seul l'homme qui ne dort pas peut la voir se diriger vers l'arrière du bâtiment, là où se trouvent les anciens urinoirs, rendez-vous des drogués et des putains. Le camionneur insomniaque ferme les yeux. Il aimerait chuter dans un sommeil profond, mais son obsession l'entraîne, et dans sa bouche, il sent déjà le goût amer de la mort.

Peut-être s'est-il endormi, il ne sait plus. Depuis que sa compagne l'a quitté avec leur enfant, il vit dans un monde flou aux contours brouillés. Combien de temps s'est-il écoulé depuis le moment où il a observé le manège de l'inconnue ? Elle aurait dû être revenue à sa voiture. Mais il n'y a personne dans le break. Alors l'homme, sur un coup de tête, ouvre la portière de son camion - un dix-neuf tonnes immatriculé en Espagne - et saute du marchepied sur le sol. Ses pas le conduisent dans la direction où il a aperçu la silhouette qui se fondait dans la pénombre, là où des fourrés inextricables forment un no man's land laissé à l'abandon.

Et il scrute, chasseur à l'affût. Il a envie de sexe. Comme jamais. Celle qu'il aime encore est si loin, elle lui a dit qu'elle ne reviendrait plus, que tout était fini entre eux. Maintenant, il voudrait posséder une femme, n'importe laquelle, pour se venger, pour se punir. L'inconnue va arriver d'un moment à l'autre, il le pressent. Il l'obligera à se taire en lui plaquant la main sur la bouche. Il imagine les seins durs sous la veste épaisse, le va-et-vient des corps, les cris étouffés. Il imagine.

Cinq jours plus tard, quand un préposé chargé de l'entretien des lieux se penche vers le sol pour ramasser une cannette vide, il est intrigué par une forme oblongue.

Il ne sait pas encore que l'objet a appartenu à celle que la presse surnommera la disparue de Saint-Vens.




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