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p. 177 à 180


Chapitre 29


- Symkelech ? Hé, Symkelech !

Je sursautai, me retournai. Sur le trottoir, un homme me faisait face, les bras écartés comme pour l’accolade, un large sourire aux lèvres. Je ne reconnus pas tout de suite le visage amaigri aux traits anguleux et le corps flottant dans des vêtements trop amples. Serge ! À part mes parents et Ita, qui d’autre aurait pu m’appeler Symkelech ?

- Tu ne me reconnais pas ?

- Oh, si !

- Il est vrai qu’après mon petit séjour au camp de Bergen-Belsen, j’ai perdu des kilos !

Nous nous étreignîmes. À quatorze ans, j’étais presque aussi grand que lui maintenant.

- J’ai tellement pensé à toi, à ta famille ! s’écria-t-il.

Je restai silencieux.

- Et tes parents… ? Ta sœur ?

Ma vue se brouilla.

- Symkelech ? … Oh, mon petit…

Il me prit par les épaules. Nous marchâmes dans la rue ensoleillée. Nous ne disions rien. Je crois qu’il avait tout compris.

Ce jour-là, Serge m’emmena au bois de la Cambre. Là, je pouvais pleurer tout mon soûl sans que personne me voie. Nous descendîmes la chaussée d’Ixelles, remontâmes la rue de l’Hippodrome vers le carrefour. Un sentier nous conduisit à l’écart. Les promeneurs étaient rares en cette fin d’après-midi d’octobre 1945. Nous nous assîmes sur un banc. J’avais parlé un peu, très vite, juste pour l’essentiel : la caserne Dossin, mon évasion du train, la disparition de maman et d’Ita, la mort en juillet de mon père, anéanti par le chagrin éprouvé par la perte de sa femme et de sa fille, et par le décès dans les camps de sa mère, ses sœurs et son frère.

Dans un demi-songe, j’entendais la voix de Serge, grave, profonde.

- Je suis revenu de Bergen-Belsen quand le camp a été libéré par les Anglais. C’était horrible, là aussi. Mais j’ai eu une chance extraordinaire. J’en suis sorti vivant, même si c’était sur une civière ! Le typhus. Six mois d’hôpital. Voilà pourquoi je n’ai pas pu prendre des nouvelles. Oh, Symkelech…

Sa voix tressaillit.

- Tu vas devenir une célébrité ! fit-il d’un ton enjoué. Un héros !

Je m’efforçai de sourire.

- À mon retour du camp, poursuivit Serge, j’ai appris par hasard que des gens avaient sauté d’un train qui partait de la caserne Dossin pour Auschwitz. Et il y avait parmi eux un enfant. Il s’agissait donc de toi…

Il me pressa la main.

- Sais-tu que tu es un miraculé ?

Je haussai les épaules avec découragement.

- Tu dois continuer à vivre, Symkelech. À aimer, à te battre. À vivre ! répéta-t-il avec force. Pour le souvenir des tiens. Ta mère t’a donné deux fois la vie : la première, en te mettant au monde ; la seconde, en t’aidant à sauter du train.

Les ombres des arbres étaient devenues plus allongées. Le soir tombait déjà. Nous allions nous quitter, Serge et moi, mais notre séparation ne serait pas aussi longue que la dernière fois. J’avais séché mes larmes.

- Nous nous reverrons, n’est-ce pas ? fis-je.

- Bien sûr ! Dis-moi… Puis-je te poser une question indiscrète ?

- Quoi donc ?

- Que veux-tu devenir plus tard, Simon?

La question me sembla tout à fait déplacée, d’autant plus que Serge m’avait appelé pour la première fois par mon véritable prénom. Je restai muet. Puis, soudain, en un éclair, me revinrent les paroles du jeune instituteur qui m’avait dit adieu en me souhaitant bonne chance, le jour où j’avais été banni de mon école parce que j’étais juif. « Tu as la force de la parole, c’est un don rare, m’avait-il dit. Qui sait si plus tard, tu ne deviendras pas… »

- Avocat ! répondis-je à Serge, et je sentis, par ce simple mot, une force nouvelle monter en moi.




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