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Extrait 1   |   Extrait 2

p. 94 à 96


Lara marchait vite dans la rue grise. De chez elle à la maison de retraite, il y avait un quart d'heure à pied. Elle avait attaché ses cheveux, cachés en partie par un chapeau noir. La pluie tombait sur le pavé mouillé. Elle longea l'imposant bâtiment de briques rouges, entra par une porte latérale de service, comme chaque fois. Elle évitait toujours l'entrée principale qui la menait directement à la première salle, là où trônait le piano à queue recouvert d'un drap, avec les photos encadrées des directeurs successifs et des bienfaiteurs du Doux Repos. À un mur, de chaque côté d'une lourde croix, étaient accrochés les portraits du roi Albert et de la reine Paola. La reine jetait sur le piano un regard empreint de mélancolie. Le roi fixait droit devant lui. Jésus, sur sa croix, ne semblait pas vraiment concerné.

Elle poussa la porte qui se rabattit derrière elle dans un grincement sinistre. Un homme avec un chariot rempli de linge la croisa. Il lui sourit. Il portait une blouse blanche aux manches courtes qui laissaient entrevoir, sur un bras, un tatouage représentant une sirène.

- Vous venez voir votre protégée ? dit-il.

Elle lui rendit son sourire. Depuis près de trois ans qu'elle visitait la vieille dame, elle s'était habituée aux remarques. « Vous êtes de la famille ? », lui avait-on si souvent demandé. À quoi elle répondait, bien sûr, par la négative.

- Des gens comme vous, c'est rare ! s'exclama-t-il. Consacrer son temps à quelqu'un qu'on ne connaît ni d'Ève ni d'Adam, c'est formidable !

Elle fit un petit signe de la main qu'il interpréta sans doute comme de la modestie. Simplement, elle ne savait que répondre. Elle avait toujours été incapable de dire les choses comme elles viennent. À chaque fois que quelqu'un l'abordait, elle était paralysée. Un peu plus tard, quand elle fut dans le couloir qui menait à la chambre d'Antonine, elle se rappela l'expression de l'homme : « quelqu'un qu'on ne connaît ni d'Ève ni d'Adam ». C'était étrange. Ève et Adam avaient été les premiers humains sur Terre, les premiers à s'aimer, à donner la vie. « Qu'on ne connaît ni d'Ève ni d'Adam », c'était un peu comme dire « qu'on ne connaît ni de sa mère ni de son père ». De nouveau, une boule se serra dans sa gorge. Elle essaya de penser très fort à Gérald, mais la boule ne partait pas ; elle grossissait, grossissait jusqu'à devenir une tumeur qui l'étoufferait, lui mangerait l'intérieur. « Papa. » Antonine lui avait demandé où étaient ses parents, et elle avait répondu tout de go, sans réfléchir : « Ils sont partis. » Y avait-il autre réponse ? Autre explication que cet amas de ferraille, ce grand incendie dans sa tête, cette chaleur infernale qui la tourmentait, la nuit, quand elle se tournait et se retournait dans le lit, à côté de Gérald, si serein, si immobile, dont elle n'entendait que le souffle régulier, à peine un léger ronflement ?

Dans le couloir, elle salua quelques personnes qu'elle avait souvent rencontrées. Deux pensionnaires et des femmes de ménage qui passaient la serpillière. Elle longea rapidement la salle commune, où une télévision glapissait des variétés, et les chambres aux portes ouvertes par lesquelles on apercevait un gisant, une chaise roulante, un visage hébété, un homme debout de dos, parfaitement immobile, dans un pyjama rayé. Un hurlement jaillit soudain « Mademoiselle ! Ma-de-moi-selle ! », mais Lara avait tellement l'habitude de ces plaintes brutales et désespérées, de ces appels au secours, qu'elle ne tourna même pas la tête.

Elle frappa à la porte d'Antonine. Aucune réponse. Elle frappa encore puis l'ouvrit doucement. La chambre était vide.




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