Helmold le Courbe ne s’installa qu’avec une certaine réticence chez sa sœur et son beau-frère. Ils avaient assez de bouches à nourrir et pas suffisamment de travail qui puisse l’occuper, disait-il. Mais Louis insista tellement qu’Helmold céda tout en lui faisant comprendre qu’il n’accepterait jamais d’être à leur charge.
Depuis l’arrivée d’Helmold, Louis était devenu un autre homme : il riait, plaisantait bruyamment, invitait même sa femme à quelques pas de danse après le repas du soir. Mais Mathilde ne voulait rien entendre et refusait sèchement en prétextant qu’il lui faisait perdre son temps. Une fois les cuillères et les écuelles lavées, elle s’essuyait à ses jupes puis s’asseyait près de l’âtre, l’aiguille ou la quenouille à la main. Un jour, comme elle avait remarqué un trou dans le bliaud* d’Helmold, elle proposa de le ravauder, mais ce fut probablement la seule marque de sympathie qu’elle lui montra cet hiver-là.
Vers la fin du mois de février, des marchands traversèrent le hameau : un événement tout à fait inhabituel car personne ne venait jamais ici à part quelques pèlerins qui passaient par le monastère. Bernard, le frère de Geofroy, aperçut la caravane le premier. Il avait atteint d’un coup de pierre un chat sauvage qui était grimpé sur une branche. Il avait escaladé l’arbre pour attraper le chat afin de l’achever. Arrivé là-haut, son attention avait été attirée par un convoi de mulets sur le chemin de la Queue du Diable. Les bêtes tiraient derrière elles des chariots bâchés.
Oubliant le chat, Bernard dégringola de l’arbre et, par ses cris, ameuta le hameau entier. Les gens sortirent des masures pour courir au devant de la caravane. Les marchands ne prirent pas le temps de s’arrêter pour ouvrir leurs ballots. En voyant les misérables habitations, ils avaient compris. Ce n’était pas ici qu’ils feraient fortune. Ils repartirent et les gens de Saint-Vairant ne purent qu’imaginer les trésors cachés sous ces bâches.
Helmold aimait braconner. Il plaçait des collets qu’il relevait le lendemain. Il se servait aussi de sa fronde ou de l’arc de Louis. Il ignorait superbement les interdictions de l’abbé de Saint-Vairant qui se réservait le droit de chasse. Le soir, il ramenait des lapereaux ou des oiseaux que Mathilde faisait cuire. Une fois, il avait même tué un sanglier. Il ne craignait pas les loups et prétendait qu’ils le reconnaissaient comme un des leurs. Il ne craignait pas non plus de rencontrer un moine. Quand il revenait d’une chasse fructueuse, les repas sortaient de l’ordinaire et devenaient alors de véritables festins de seigneur. Les raves et le pain de méteil* ou d’épeautre* s’agrémentaient de gibier en sauce épaisse dont la saveur restait longuement en bouche.
Dans la forêt, Helmold rencontrait parfois celle qu’on nommait la Marlotte, une vieille qui soignait le mal par les plantes. Elle parlait toute seule et marchait le nez au sol, à l’affût des herbes qui guérissent. Malgré leur méfiance, les gens de Saint-Vairant faisaient appel à elle quand un des leurs était souffrant. La besace pleine de barbe de bouc et d’herbe à fièvre, elle entrait alors dans la masure en faisant de grands gestes et en prononçant des incantations. Personne ne connaissait son vrai nom ; elle faisait partie de Saint-Vairant comme la chapelle, le cimetière ou le puits c’est-à-dire depuis toujours.
Il arrivait qu’Helmold aille chercher son neveu chez Mathieu, le bourrelier. Ils faisaient le chemin ensemble et Helmold racontait ses voyages. Il avait lu des livres, ce qui faisait l’admiration de Geofroy. Mathilde et Louis ne savaient ni lire ni écrire, encore moins leurs enfants.
Un jour qu’ils marchaient côte à côte, Geofroy, accordant son pas à celui d’Helmold, plus lent, s’enhardit :
- Oncle Helmold ?
- Oui, neveu ?
- Je voudrais vous demander...
- Quoi donc, neveu ? Parle !
- J’aimerais que vous m’appreniez à lire et à écrire aussi...
- Ha ! Ha ! rugit Helmold.
Geofroy eut un silence embarrassé.
- Donc, tu voudrais devenir savant, neveu ? continua Helmold. Et peut-on savoir pourquoi ?
- Je voudrais être capable d’écrire mon nom, et puis de lire...
- De lire quoi ? Le latin ?
- Je ne sais pas, répondit Geofroy décontenancé.
- Tu ne sais pas ! Mais pourquoi pas, après tout..., fit Helmold pensivement.
- Je voudrais pouvoir lire et écrire comme les moines.
- Tu veux devenir moine ? Tu es donc si pieux, neveu ?
- Mère dit qu’il faut être bon chrétien et servir Dieu du mieux qu’on peut.
- Mère dit que..., singea Helmold. Apprends, neveu, que Dieu n’existe pas.
- Si, Il existe, fit Geofroy.
- Prouve-le-moi.
- Je sais qu’Il existe, répéta le garçon, les yeux rivés au sol.
Il se sentait mal à l’aise. Le Créateur existait bien, n’est-ce pas ? Et le paradis et les saints aussi, personne ne pouvait prétendre le contraire ! Même l’oncle qui avait tant voyagé...
- Un jour, commença Helmold, j’ai entendu un religieux dire que, dans sa perfection, Dieu était si grand qu’Il ne pouvait ne pas être. On ne pouvait donc concevoir qu’Il ne soit pas car Son existence était évidente par Elle-même. Cela m’a semblé un étrange raisonnement. Je n’ai pu le comprendre.
Il parlait dans le vide. Geofroy, comme s’il n’avait pas entendu, reprit, désireux de se raccrocher à quelque chose de plus concret.
- Mathieu dit que tous les hommes ont le devoir de servir Dieu et de combattre le Diable, jeta-t-il sur la défensive.
- Le Diable ? Ha ! Ha ! Comment peux-tu croire de telles sornettes ?
- C’est vrai que le Diable existe !
- Ton Mathieu est un drôle qui radote des drôleries. Le Diable n’existe pas, c’est une invention des hommes. Moi, en tout cas, je ne l’ai jamais rencontré. Et, pourtant, neveu, j’en ai parcouru des contrées...
Buté, Geofroy ne répondit pas. Ils n’eurent plus l’occasion de bavarder pendant plusieurs jours. Mais, un après-midi, lorsqu’Helmold vint chercher son neveu à l’atelier, il avait un air mystérieux. À la sortie de Saint-Vairant, il prit le garçon par le bras :
- Je ne t’ai pas oublié, neveu, fit-il à Geofroy en sortant de dessous sa cape un parchemin roulé, une plume et une fiole d’encre. Viens donc près de moi, je m’en vais te montrer.
Dès lors, à chaque fois que l’oncle et le neveu revenaient de l’atelier, ils s’asseyaient sur une pierre au bord du chemin, sans se soucier du froid et de la neige, et Helmold enseignait l’écriture et la lecture à Geofroy. Le parchemin était en peau de chevreau. L’encre était un savant mélange dont les ingrédients (suc de chou, noix de galle, gomme arabique et vin) étaient si difficiles à trouver et à doser dans les proportions adéquates que le liquide devait être utilisé avec parcimonie. Un moine copiste en avait fait don à Helmold. Parfois, la Marlotte passait mais elle ne faisait pas attention à eux. Elle allait vers la Roncière, tout à sa collecte.