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p. 11 à 13


1820

 

Il ouvrit la fenêtre et huma l'air frais d'avril. Narva, frontière ouest de l'Empire russe. Quelle folie de s'être jeté dans une telle aventure ! Comment reculer à présent ? Il avait agi sur un coup de tête, il le savait, mais c'était là sa seule certitude.

Sur la table étaient posés un broc d'eau chaude et un petit miroir, apportés par la servante. Jeremy A. Voight sourit à son image, mais aucune joie ne se reflétait dans ses yeux. Le souvenir de celle laissée auprès de Bertrand d'Ancourt le hantait. Il se revoyait à Leipzig, un mois auparavant, au moment où le capitaine William Drawbee lui avait annoncé : « Si vous désirez envoyer un courrier et recevoir une éventuelle réponse de votre destinataire, il en est encore temps. » D'emblée, il s'était refusé à cette idée. Jamais il n'écrirait ! Tout était fini ! N'était-ce pas la raison même de son engagement envers le capitaine et les lords de l'Amirauté ?

Il se dévêtit entièrement et se lava. Les muscles jouaient sous sa peau, quelques poils sombres frisottaient sur son torse. Sa force lui apparut comme une bénédiction. Était-ce pour sa jeunesse et sa beauté qu'Élisabeth l'avait aimé ? Aurait-elle éprouvé les mêmes sentiments s'il avait été différent ? Il se rendit compte qu'il pensait à elle comme s'ils allaient se retrouver dans l'instant. Mais elle n'était pas là, elle ne serait plus jamais là. Une boule le serra à la gorge et sa vue se brouilla de larmes. Alors, comme si c'était pour lui le dernier moyen de reprendre pied dans la vraie vie, il se mit à chanter. Sa voix vibrait d'une étrange façon. Il se rappela les paroles du vieux maître qui lui avait enseigné son art : « Seul le travail peut vous apporter la satisfaction. Le don n'est qu'une goutte d'eau dans l'océan de la persévérance. » Depuis combien de temps n'avait-il plus exercé sa voix ? Il ne pourrait peut-être plus jamais récupérer ce qu'il avait perdu, si un jour il rentrait en France.

Tout en chantant, il se rhabilla et resta debout devant la fenêtre. Son timbre retrouvait peu à peu la chaude sonorité d'autrefois, les paroles s'échappaient de sa bouche - «... objet de mon amour, je te demande au jour, avant l'aurore et quand le jour s'enfuit, ma voix pendant la nuit t'appelle encore... » - et il avait tant de paisible bonheur à retrouver d'anciennes sensations qu'il entendit à peine la porte s'ouvrir.

- Continuez, je vous prie.

William Drawbee apparut dans l'embrasure. Malgré la fatigue, le capitaine se tenait très droit, le menton haut, comme s'il s'apprêtait à ordonner l'assaut à ses troupes. Jeremy lui fit face.

- Pardonnez-moi, Monsieur. Je me suis laissé emporter.

- C'était très beau. Une chanson d'amour, je présume ?

- Certainement, Monsieur. Un des plus beaux airs d'Orphée et Eurydice.

- L'avez-vous déjà interprété en public, Voight ?

Le jeune homme ne répondit pas tout de suite.

- Oui, Monsieur. À l'Opéra de Paris. Lors d'une de mes premières représentations.

Drawbee esquissa un sourire.

- Vous êtes très secret, Voight. Par deux fois, je vous ai déjà posé la question : pour quel motif avez-vous signé votre engagement envers la commission des lords ?

- Cela ne regarde que moi, Monsieur.

Jeremy se mordit les lèvres. Sa réplique ne frisait-elle pas l'impertinence ?

- Votre franchise me plaît, Voight. Mais mon éducation militaire m'a habitué à un raisonnement plus... cartésien, comme disent les Français. Avant le départ de l'expédition, j'avais conduit ma petite enquête sur votre personne. Vous étiez promis à un très bel avenir, n'est-ce pas ?

- On le disait en effet, Monsieur.




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