La lecture du journal plongea Lena dans un monde qu'elle n'aurait jamais cru imaginable. Raïssa, la mère de Mehdi, racontait leur vie à Grozny dans les moindres détails de l'automne 1999 au printemps 2001. Les journées passées à se cacher dans l'appartement aux vitres brisées calfeutrées, les marches interminables dans la neige pour trouver un peu de nourriture, les files d'attente, les colonnes de blindés, les arrestations, les balles des snipers en pleine rue, le silence des familles apeurées, les rats, le froid, le tac-tac-tac caractéristique d'une roquette avant l'explosion, les vols et les bagarres pour un morceau de pain, les rares médicaments achetés à prix d'or pour la grand-mère blessée aux jambes par des éclats d'obus, le seau en métal sur le poêle avec la neige noircie qu'on fait fondre puis qu'on filtre à travers un tissu pour obtenir un peu d'eau, les pans de murs prêts à tomber, la prière qui aide à ne pas sombrer dans la folie. Seigneur, fais que mon bébé naisse et que je sois vaillante quand il sera sorti de moi, fais aussi que Mehdi vive heureux et que notre pays retrouve la paix. Oh, Tout-Puissant, fais que mes parents, mes frères, mes oncles et mes tantes soient encore parmi les vivants, donne-moi la force de les retrouver. Ma dernière prière : fais que mon cher mari revienne ! Ainsi, la mère de Mehdi était enceinte au moment où elle avait trouvé la mort dans un bombardement de décembre.
Plus Lena découvrait ligne après ligne la sinistre réalité de cette guerre, plus Mehdi lui apparaissait tel qu'il avait été autrefois dans son pays. Elle l'imaginait entraîné dans une course folle par un inconnu. Il se précipitait à travers la fumée en criant « mama, mama ! », mais tout était détruit aux alentours : monceaux de ruines, voitures en feu, cadavres et blessés entremêlés, immeubles écroulés dont les étages s'empilaient les uns sur les autres comme dans un château de cartes. Et l'homme ordonnait « cours, cours » jusqu'à ce qu'ils arrivent devant des militaires qui leur barraient le passage en pointant leurs armes sur eux.